Chapitre 7
En pataugeant dans la gadoue, Zedd, Anna, Cara et Kahlan tentèrent de suivre le Sourcier le long du dédale d’étroits passages qui serpentaient entre les bâtiments.
L’Inquisitrice dut plisser les yeux pour mieux voir à travers le rideau de pluie. L’averse était si glaciale que la jeune femme, en sortant, avait crié de surprise.
Des chasseurs, leurs protecteurs omniprésents, les rejoignirent et coururent à leurs côtés. Les bâtiments qu’ils dépassèrent étaient pour l’essentiel des maisons à pièce unique qui partageaient au minimum un mur, et parfois jusqu’à trois, quand il s’agissait de la même bâtisse séparée par une cloison centrale. Disposées sans logique apparente, ces habitations composaient un labyrinthe où il n’était pas difficile de se perdre.
À la grande surprise de Kahlan, qui ne l’aurait pas crue si véloce, Anna collait aux talons de Richard. Bien qu’elle ne parût pas taillée pour courir, elle suivait le rythme sans difficulté, comme Zedd, dont les bras rachitiques se balançaient d’avant en arrière à une cadence régulière. Avec ses longues jambes, Cara aurait pu facilement dépasser l’Inquisitrice, mais elle restait délibérément à ses côtés. Les chasseurs, eux, avançaient avec une grâce féline, comme s’il s’était agi d’une simple promenade. En tête de la colonne, le Sourcier était impressionnant avec la cape dorée qui battait dans son dos. Comparé aux Hommes d’Adobe, petits et élancés, on eût dit qu’une montagne d’homme dévalait les rues étroites à la vitesse d’une avalanche.
Il tourna à droite sous le regard curieux de trois chèvres, une noire et deux marron, et de plusieurs enfants réfugiés sous les auvents de minuscules cours où poussait du colza destiné à nourrir les volailles. Debout sur le seuil flanqué jardinières de leur maison, quelques femmes, bouche bée, virent passer la petite colonne sans en croire vraiment leurs yeux.
À l’intersection suivante, Richard prit à gauche. Dès qu’elle remarqua le groupe de fous furieux qui courait sous la pluie, une jeune femme debout sous un porche prit un enfant en larmes dans ses bras, le serra contre elle et se plaqua à tout hasard contre sa porte. Bien qu’elle s’efforçât de le faire taire, le petit garçon continua à gémir.
Richard s’arrêta si abruptement, mais avec une souplesse de chat, que ses compagnons manquèrent le percuter. Les yeux écarquillés de terreur de la pauvre femme volèrent sur les visages ruisselants de pluie de la dizaine de personnes qui l’entouraient.
— Que se passe-t-il ?demanda-t-elle. Que nous voulez-vous ?
Richard demanda une traduction avant qu’elle ait fini de poser sa question. En se frayant un passage pour le rejoindre, Kahlan remarqua que le petit garçon saignait de plusieurs coupures qui ressemblaient à des marques de griffes… ou d’ergots…
— Nous avons entendu les cris de votre fils, dit-elle. (Elle tendit une main et caressa les cheveux trempés de l’enfant.) Inquiets pour ce pauvre petit, nous avons couru à son secours.
Soulagée, la mère laissa glisser son fils le long de ses hanches et le reposa par terre. Passant un morceau de tissu rouge de sang sur ses blessures, elle lui murmura quelques mots de réconfort.
— Ungi va très bien, dit-elle aux « sauveteurs ». Merci d’être venus, mais c’est un petit garçon, et comme tous les autres, il n’arrête pas de faire des bêtises…
Kahlan transmit à ses compagnons les explications de la Femme d’Adobe.
— Qui l’a griffé ? demanda Richard.
— Ka chenota, répondit la mère quand l’Inquisitrice eut traduit.
— Un poulet, lâcha le Sourcier, qui semblait avoir au moins appris un mot de la langue du Peuple d’Adobe. C’est un poulet qui a attaqué le petit ? Ka chenota ?
Lorsque Kahlan lui posa la question, la femme éclata de rire.
— Attaqué par un poulet ? Vous n’êtes pas sérieux ? Ungi se prend pour un grand chasseur alors il piste les poulets ! Ce soir il en a coincé un, qui a eu peur et l’a blessé en tentant de s’échapper.
Richard s’accroupit devant Ungi et lui caressa à son tour les cheveux.
— Tu chassais des poulets ? demanda-t-il. Ka chenota ? Tu les énervais ? Ce n’est pas ce qui est arrivé, je parie…
Au lieu de traduire, Kahlan s’assit sur les talons.
— Richard, si tu me disais ce qu’il se passe ?
Pendant que la mère nettoyait sa plaie, le Sourcier posa une main compatissante sur le bras de l’enfant.
— Regarde les coupures, dit-il. Elles sont presque toutes autour de son cou.
— Parce qu’il a essayé de ramasser le poulet et de le serrer contre lui, soupira Kahlan. En se débattant, le pauvre animal l’a blessé…
À contrecœur. Richard sembla admettre que c’était une explication possible.
— Ce n’est rien de bien grave ! lança Zedd. Laissez-moi guérir ce petit, puis nous irons nous mettre à l’abri et manger quelque chose. Des dizaines de questions se bousculent toujours sur ma langue et…
Richard leva un index pour clouer le bec au vieux sorcier. Puis il regarda Kahlan dans les yeux.
— Traduis ma question, je t’en prie !
— Dis-moi d’abord de quoi il s’agit ! C’est à cause de ce qu’a raconté l’Homme Oiseau ? Richard, il avait un peu trop forcé sur la boisson….
— Jette donc un coup d’œil derrière moi…
Kahlan obéit. De l’autre côté du passage, sous un avant-toit luisant de pluie, un poulet ébouriffait ses plumes. Comme la plupart des volailles du Peuple d’Adobe, il appartenait à la même espèce – les Rock Barrés – que l’intrus chassé un peu plus tôt par Richard.
Trempée et gelée, Kahlan sentit quelle perdait patience.
— Un poulet qui cherche à s’abriter de la pluie ? C’est ça que je dois contempler ?
— Je sais ce que tu penses, mais…
— Richard, écoute-moi !
Kahlan se ressaisit. Pour rien au monde, elle ne se serait disputée avec son bien-aimé. Comme toujours, se dit-elle, il s’inquiétait pour sa sécurité. Mais là, il se trompait. Après une profonde inspiration, elle posa une main sur l’épaule de son mari et la serra très fort.
— Tu es bouleversé à cause de la mort de Juni. Moi aussi, mais ce n’est pas la fin du monde pour autant. Il a pu mourir d’épuisement, pour avoir trop longtemps couru. Parfois, ça arrive à de très jeunes personnes. Tu dois admettre que les gens quittent parfois ce monde sans qu’on sache pourquoi.
Le Sourcier regarda Anna et Zedd, occupés à admirer la musculature naissante d’Ungi. Un bon moyen de faire mine d’ignorer ce qui ressemblait de plus en plus à une querelle d’amoureux. Ou plutôt, désormais, à une scène de ménage… Un peu à l’écart, Cara montait la garde. Pour distraire le gamin, pendant que sa mère le soignait, un chasseur lui proposa de tenir un moment sa lance.
Peu désireux de se disputer, Richard lissa nerveusement ses cheveux trempés.
— Je crois que c’est le même poulet…, murmura-t-il. Celui que j’ai pris pour cible tout à l’heure…
— Tous les poulets du village se ressemblent ! s’écria Kahlan, exaspérée. (Elle jeta un nouveau coup d’œil sous l’avant-toit.) En plus, il est parti.
Richard vérifia puis sonda le passage du regard.
— Demande au petit s’il chassait ce poulet !
En soignant son fils, la Femme d’Adobe avait également suivi la conversation – qui l’inquiétait même si elle ne la comprenait pas.
Kahlan passa sa langue sur ses lèvres humides de pluie. Si c’était aussi important pour Richard, elle pouvait bien faire un petit effort.
— Ungi, demanda-t-elle en tapotant le bras du gamin, tu as essayé d’attraper le poulet ? Parce que tu le chassais ?
— Non, il m’a attaqué ! (Ungi désigna le toit de sa maison.) Il m’a sauté dessus !
La Femme d’Adobe se pencha et flanqua une tape sur les fesses de son fils.
— Cesse de mentir ! Avec tes amis, vous n’arrêtez pas de harceler les volailles !
Ungi regarda Kahlan et Richard, accroupis à sa hauteur, comme s’ils appartenaient au même monde que lui.
— Un jour, je serai un aussi grand chasseur que mon père… Il est très courageux, ses cicatrices le prouvent.
Richard sourit dès que Kahlan eut traduit. Puis il toucha délicatement une des plaies du petit garçon.
— Ici, tu auras une vraie cicatrice de chasseur, comme celles de ton père. Alors, tu embêtais le poulet, comme le dit ta mère ? C’est ça, la vérité ?
— Non… J’avais faim et je voulais rentrer à la maison. Mais le poulet m’a attaqué.
— Ungi ! s’écria la Femme d’Adobe, exaspérée.
— Ils se perchent souvent sur notre toit… je l’ai peut-être effrayé, parce que je courais, et il m’a sauté dessus.
La mère ouvrit sa porte et poussa le petit garçon à l’intérieur de sa demeure.
— Il faut l’excuser, dit-elle, à son âge, tous les enfants aiment inventer des histoires. Il passe son temps à harceler les volailles, et ce n’est pas la première fois qu’il se fait griffer. Un jour, il a eu l’épaule entaillée par les ergots d’un coq. Il pense que les coqs sont des aigles ! C’est un bon petit, simplement un peu trop imaginatif. Quand il trouve une salamandre sous un rocher il court me chercher pour me montrer son « nid de dragons ». Et il veut que son père tue les monstres avant qu’ils nous dévorent…
À part Richard, tout le monde eut un petit rire indulgent. Alors que la femme, après avoir salué tout le monde de la tête, se tournait pour rentrer chez elle, il la retint gentiment par un bras.
— Kahlan, dis-lui que je suis navré, pour les blessures du petit. Ajoute que ce n’était pas la faute d’Ungi, cette fois… Oui, dis-lui que je suis désolé.
Craignant que la Femme d’Adobe les comprenne de travers. Kahlan modifia un peu les propos du Sourcier lorsqu’elle traduisit.
— Nous sommes navrés qu’Ungi ait été blessé. S’il ne se remet pas très vite, ou si les plaies sont très profondes, prévenez-nous et Zedd interviendra avec sa magie.
La Femme d’Adobe remercia ses visiteurs, leur souhaita une bonne journée et rentra chez elle. Kahlan aurait parié qu’elle n’avait guère envie qu’un sorcier s’occupe de son fils…
— Alors, seigneur Rahl, tu es soulagé ? Ce n’était pas ce que tu redoutais… Une affaire à oublier très vite !
Richard sonda un long moment le passage battu par la pluie.
— Eh bien, admit-il avec un sourire contrit, je pensais que… Je m’inquiétais pour ta sécurité, c’est tout.
— Maintenant que nous sommes tous trempés, grommela Zedd, autant aller voir le cadavre de Juni… Si vous voulez vous réconcilier en roucoulant comme des tourtereaux, ne comptez pas sur moi pour vous regarder faire sous ce déluge !
Visiblement impatient, il fit signe à Richard de lui montrer le chemin. Quand le Sourcier eut obéi, le vieux sorcier prit le bras de Kahlan et laissa passer tous les autres. Pour se mettre en chemin, il attendit qu’ils aient un peu d’avance.
— Maintenant, mon enfant, si tu me disais ce que je suis selon toi censé ne pas croire…
Du coin de l’œil, Kahlan vit que le vieil homme était très sérieux. Et il attendait fermement une réponse.
— Ce n’est rien…, tenta pourtant d’éluder l’Inquisitrice. Il a eu une idée bizarre, mais je la lui ai sortie de la tête. C’est fini, maintenant…
Zedd plissa les yeux pour mieux foudroyer la jeune femme du regard. Une expérience pas très agréable, face à un sorcier.
— Je sais que tu n’es pas stupide au point de croire ce que tu dis. Alors, pourquoi me prends-tu pour un idiot ? Richard n’a pas enterré cet os et il continue de le ronger.
Kahlan jeta un coup d’œil aux autres, qui étaient assez loin devant. Même si le Sourcier était censé ouvrir la marche, Cara, toujours aussi protectrice, lui avait soufflé la première place de la colonne.
Anna bavardait gaiement avec Richard, histoire de détourner son attention du petit jeu de Zedd. Malgré leurs incessantes prises de bec, la Dame Abbesse et le sorcier faisaient une sacrée bonne équipe, quand ils s’y mettaient.
Les doigts décharnés du vieil homme serrèrent plus fort le bras de l’Inquisitrice. Lorsqu’il s’agissait de ne pas lâcher un os, Richard avait de qui tenir !
— Si j’ai bien deviné, soupira l’Inquisitrice, Richard pense qu’un poulet monstrueux rôde dans le village…
Les narines agressées par une odeur nauséabonde, Kahlan se couvrit la bouche et le nez, mais elle baissa les mains quand les deux femmes qui s’occupaient du défunt tournèrent la tête vers les visiteurs trempés comme des soupes qui venaient d’entrer dans la maison des morts.
Les femmes ornaient le corps de Juni de motifs complexes en boue noire et blanche. Elles avaient déjà enroulé autour de ses chevilles et de ses poignets les bandes d’herbe qui faisaient partie du camouflage classique d’un chasseur. Et elles s’apprêtaient à lui poser sur la tête des broussailles tenues par un filet de cuir.
Juni reposait sur une plate-forme en briques d’adobe. Les trois autres de la salle étaient vides et constellées de taches sombres. De la paille moisie couvrait le sol. Quand on amenait un cadavre, on en poussait au pied de la plate-forme occupée pour absorber les fluides corporels du défunt.
Une ignoble vermine grouillait dans cette paille puante. Lorsqu’il n’y avait pas de cadavre, on laissait la porte ouverte pour que les poulets viennent dévorer une partie des insectes.
La seule fenêtre se trouvait à droite de la porte. Quand personne ne veillait le ou les morts, on la fermait avec un rideau en peau de daim, pour offrir un peu d’obscurité et de paix aux disparus. Aujourd’hui, le rideau était écarté.
Les Hommes d’Adobe ne préparaient jamais les cadavres la nuit, afin de ne pas déranger le repos des âmes qui s’apprêtaient à partir pour l’autre monde. Le respect des morts était une donnée essentielle dans la culture de ce peuple. Un jour, tout nouvel esprit pourrait être invoqué lors d’un conseil des devins pour aider ses compatriotes encore vivants.
Les deux femmes étaient très âgées. Elles souriaient, comme s’il leur était impossible, même dans de si tristes circonstances, de dissimuler leur nature fondamentalement ensoleillée. Kahlan supposa qu’elles étaient spécialisées dans l’art de parer les corps avant leur inhumation – une mission de confiance, et sans doute aussi un honneur…
Aux endroits qui n’étaient pas encore couverts de boue, la peau de Juni était enduite d’une huile aromatique brillante qui ne parvenait pas à masquer la puanteur ambiante. Kahlan se demanda pourquoi on ne remplaçait pas la paille plus souvent. Mais au fond, on le faisait peut-être sans que ça change grand-chose car la décomposition postmortem était un processus impossible à enrayer. Sans doute pour cette raison, le Peuple d’Adobe inhumait ses défunts le jour de leur disparition, ou au maximum le lendemain. Juni n’aurait pas à attendre longtemps avant de reposer sous la terre. Alors son esprit, satisfait que tout soit en ordre, pourrait partir pour le royaume des morts, où l’attendaient ses semblables.
Kahlan se pencha vers les deux femmes. Par respect pour le cadavre, elle parla à voix basse.
— Zedd et Anna, dit-elle en les désignant, voudraient examiner Juni.
Les femmes firent une révérence et s’écartèrent, non sans reprendre les pots de boue noire et blanche qu’elles avaient posés sur la plate-forme. Sous les yeux intéressés de Richard, Zedd et Anna passèrent les mains au-dessus du mort. Pendant cet examen de toute évidence magique, ils échangèrent des remarques à voix basse.
Kahlan se tourna vers les deux femmes, leur dit combien elle était navrée par la mort du jeune homme et les félicita de l’avoir si bien préparé pour son dernier voyage. Ne tenant pas à regarder le cadavre trop longtemps, Richard approcha, prit son épouse par la taille et lui demanda d’exprimer également ses condoléances. L’Inquisitrice les ajouta aux siennes.
Dès qu’ils en eurent terminé, Zedd et Anna rejoignirent les deux jeunes gens. Avec un sourire plein de compassion, ils firent signe aux Femmes d’Adobe qu’elles pouvaient retourner auprès de Juni.
— Comme tu le pensais, souffla le vieux sorcier, il n’a pas la nuque brisée. Et pas de blessures à la tête. Et je dirais aussi qu’il s’est noyé.
— Et dans quelles circonstances ? demanda le Sourcier, un rien de raillerie dans la voix.
— Tu te souviens du jour où tu étais si malade que tu as perdu connaissance ? T’es-tu fracturé le crâne en tombant ? Pas le moins du monde ! Quand je t’ai découvert sur le sol, tu ne t’étais même pas fait une bosse. La même chose peut être arrivée à Juni.
— Mais il n’avait aucun signe de…
Richard s’interrompit et tous les regards se tournèrent vers Nissel, qui venait d’entrer, un petit ballot de linge dans les bras. Étonnée de voir tant de monde, elle s’immobilisa un instant puis alla poser son fardeau sur une plate-forme libre. Quand elle la vit sortir le cadavre d’un bébé de son ballot Kahlan porta une main à son cœur.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle.
— Pas l’heureux événement que j’espérais… (La guérisseuse leva sur Kahlan des yeux voilés par la tristesse.) L’enfant était mort-né…
— Par les esprits du bien, soupira Kahlan, je suis désolée…
— Qu’est-il arrivé au bébé ? demanda Richard en chassant de sur l’épaule de Kahlan un insecte verdâtre brillant.
Quand l’Inquisitrice eut traduit la question, Nissel haussa les épaules, fataliste.
— J’ai suivi la mère depuis le début de sa grossesse. Tout semblait annoncer une naissance sans problème. Il n’y avait aucun signe inquiétant, mais l’enfant est mort…
— Comment va la mère ?
La guérisseuse baissa les yeux.
— Pour l’instant, elle verse toutes les larmes de son corps. Mais elle se remettra vite. Ces choses-là arrivent. Tous les bébés ne sont pas assez forts pour vivre. Elle en aura d’autres.
— Qu’a-t-elle dit ? demanda Richard.
Kahlan tapa deux fois du pied pour déloger un mille-pattes qui grimpait le long de sa jambe.
— L’enfant n’était pas assez fort pour vivre… Il ne respirait pas quand il est sorti du ventre de sa mère.
— Pas assez fort pour vivre…, répéta le Sourcier en regardant le poignant petit cadavre.
L’Inquisitrice tourna les yeux vers Richard tandis qu’il fixait le minuscule corps inerte et exsangue qui n’avait pas vraiment l’air réel. Un nouveau-né était en principe un merveilleux spectacle. Privée de l’âme que sa mère aurait voulu lui donner, cette dépouille qui n’avait même pas fait un bref séjour dans le monde était horrible à voir.
Kahlan demanda aux deux femmes quand Juni serait enterré.
— Nous devons préparer l’autre cadavre, répondit l’une d’elles. Demain, ils seront conduits ensemble dans leur dernière demeure.
Quand ils furent sortis, Richard se retourna et leva les yeux. Sur le toit de la maison des morts, un poulet ébouriffait ses ailes. Le Sourcier le regarda un long moment sous la pluie battante. Puis il cessa de réfléchir – Kahlan n’avait pas besoin d’être voyante pour deviner à quoi –, et une farouche détermination s’afficha sur son visage.
Il sonda le passage, devant eux, et fit de grands signes. Les chasseurs approchèrent au pas de course, s’arrêtèrent devant lui et attendirent ses ordres.
— Kahlan, dit-il en serrant le bras de la jeune femme, dis-leur d’aller chercher des renforts. Je veux qu’ils rassemblent tous les poulets, et…
— Pardon ? s’écria l’Inquisitrice en se dégageant. Ne compte pas sur moi pour leur demander ça ! Ils te croiraient fou !
— Que se passe-t-il encore ? demanda Zedd derrière les deux jeunes gens.
— Il veut que les hommes… réunissent tous les poulets ! Simplement parce qu’il y en a un perché sur ce toit.
— Il n’y était pas quand nous sommes arrivés. J’ai regardé.
— Quel poulet ? lança Zedd.
Il se retourna, leva les yeux et soupira.
Quand Richard et Kahlan vérifièrent, ils ne virent plus le volatile.
— Il est sûrement allé se chercher un perchoir moins humide, marmonna Kahlan. Ou plus tranquille.
— Richard, grogna Zedd, vas-tu enfin me dire ce qui te travaille ?
— Un poulet a été tué devant la maison des esprits. Juni a craché sur l’honneur de son « assassin ». Peu après, lui aussi était mort. J’ai lancé un morceau de bois sur le poulet perché au bord de la fenêtre, et il s’est vengé en attaquant un pauvre gosse. Ungi a été blessé à cause de moi. Je refuse de faire deux fois la même erreur.
À la grande surprise de Kahlan, le vieux sorcier parvint à garder son calme.
— Mon garçon, tu tisses tes raisonnements avec des fils de la vierge ! Prends garde à ne pas t’y empêtrer !
— L’Homme Oiseau a dit qu’un des poulets n’en était pas un…
— Vraiment ? fit Zedd, troublé.
— Après avoir fait la fête toute la nuit, rappela Kahlan.
— Zedd, c’est toi qui m’as nommé Sourcier de Vérité. Si tu veux revenir sur ta décision, c’est le moment ou jamais. Sinon, laisse-moi faire mon travail. Si je me trompe, tu pourras me passer un savon après…
Prenant le mutisme du vieil homme pour un consentement, Richard saisit de nouveau le bras de Kahlan.
— S’il te plaît, fais ce que je te demande ! Si je me trompe, je passerai pour un crétin, c’est vrai. Mais j’aime mieux ça que ne rien tenter alors que j’ai raison…
L’« assassin » du poulet avait agi devant la porte de la maison des esprits pendant qu’ils y étaient. C’était pour ça que Richard tissait des raisonnements délirants, comme l’avait souligné Zedd. Kahlan se fiait aveuglément au Sourcier, sauf quand sa sécurité était en jeu de près ou de loin. À force de vouloir la protéger, il en perdait son bon sens.
— Que veux-tu que je dise aux chasseurs ?
— Ils devront rassembler les poulets et les enfermer dans les deux bâtiments vides réservés aux mauvais esprits. Qu’ils n’en ratent pas un, surtout ! Encore une chose : qu’ils ne soient pas irrespectueux avec les volailles. Sous aucun prétexte !
— Irrespectueux ? Avec des volailles ?
— Exactement. Dis-leur qu’un des poulets est possédé par le démon qui a tué Juni.
Kahlan ne put déterminer si Richard pensait sérieusement ce qu’il disait. Mais les Hommes d’Adobe, eux, y croiraient dur comme fer.
Elle regarda Zedd, en quête d’un conseil, mais il ne broncha pas. Anna ne se montra pas plus coopérative, et Cara était dévouée corps et âme au seigneur Rahl. Même si elle ne se gênait pas pour ignorer ses ordres, quand elle les jugeait ineptes, dès qu’il insistait, elle aurait sauté d’une falaise pour lui obéir.
Richard n’abandonnerait pas. Si Kahlan ne traduisait pas, il irait chercher Chandalen. Et s’il ne le trouvait pas, il rassemblerait les poulets tout seul.
S’obstiner à refuser lui laisserait penser – pas totalement à tort – que sa femme ne lui faisait pas confiance. Ce dernier argument la convainquit.
Tremblant de froid sous la pluie glacée, l’Inquisitrice sonda une dernière fois les yeux gris de son mari puis se tourna vers les chasseurs.